Voilà, ils sont désormais deux à rentrer dans le Carneto. V, le rouge, alias il vinch', et désormais le Maréchal et sa Chronique Doum Doum. Le principe du Carnetto est simple: être un lecteur acharné et régulièrement donner en version courte ses impressions et surtout fragments de lecture. Vous voulez rejoindre le Carnetto, contactez nous didier@dezopilant.fr.
La littérature à l’os
Il existe deux catégories d’écrivains : ceux à qui l’on conseillerait une impérieuse nécessité de ne pas écrire et ceux dont on conseillerait l’impérieuse nécessité de les lire.
Même si cela sent l’exorde comminatoire, Conrad et Melville appartiennent bel et bien à la seconde. Parce que l’on ne s’en remet pas. Parce que tout est dit. Parce qu’ils embrassent le Tout de la condition humaine.
Cet impérieux génie on le trouve Au cœur des ténèbres et dans Moby Dick.
« La Tamise s’ouvrait devant nous vers la mer comme au commencement d’un chemin d’eau sans fin ». Déjà le sol se dérobe. Ici gît la lumière. La ligne d’ombre dessine des commencements aux jours finissants. Nous pensons à Monet magnifiant ces brumes : tons rouille, linceuls de lumière. Quand on croit que c’est fini, cela recommence.
Et l’on pleure. Un chagrin qui vient de la jungle, comme la clameur surgissant des abysses, de ces ténèbres archaïques qui ont enfanté l’homme.
Kurtz et Achab occupent un siège élevé parmi les diables de cette terre. Parce qu’ils sont entêtés et que le céleste leur est inaudible. Parce que les autres ne sont pas entendus, car ils ne peuvent plus crier, les langues coupées par une tragédie qui les dépasse. Dans la ouate menaçante du brouillard de la jungle ou dans la lumière aveuglante de l’océan, là, fiers et tragiquement beaux, surgissent l’ivoire assassin de la jambe d’Achab et le crâne luisant de Kurtz.
Blancheur. Blancheur des paroles, poids des mots au cœur de la désolation, de notre désolation. L’équipage du Pequod, craintif et fasciné par le Graal satanique d’Achab : Moby Dick. Moby la blanche ; Moby la Terrifiante, dont on prononce le nom tout au long du récit. Mais que l’on ne voit pas.
Achab veut lui prendre son âme pour mieux retrouver la sienne, quitte à perdre celle des autres. La force du Verbe, d’un verbe trempé à l’encre des pires desseins de la vengeance.
Blancheur de l’océan aveuglant, sinistre et se reflétant dans l’œil de la baleine. Les marchands de rédemption peuvent aller se rhabiller.
« Non seulement la mer est l’ennemie de cet homme qui lui est étranger, mais encore elle est démoniaque envers ses propres enfants, plus fourbe que l’hôte persan qui assassine ses invités, n’épargnant pas ceux qu’elle a engendrés (…) point de miséricorde, elle ne connaît d’autre maître que sa propre puissance. Haletant et renâclant comme un destrier affolé qui a perdu son cavalier, le libre océan galope autour du globe. »
Et si Chateaubriand s’était trompé sur le « sentiment océanique » ? Chez Melville les vieillards ne s’étiolent pas, doucement, le soir, à suivre des yeux, le beau phénicoptère qui vole le long des ruines de Carthage, bercés du murmure de la vague, entre-oubliant leur propre existence et chantant à voix basse une chanson de la mer, car ils vont mourir…
Ils ne seront qu’os blanchis.
Au diable il faut l’incube. C’est Ismaël, conteur à la fois docte et goguenard, bougre et saint à la fois, récitant l’Evangile selon Achab. De digressions en digressions tendues, il repousse le mal, qui cependant arrive, en trois chapitres, en 20 pages ou plus. Net.
Il survit. Mais l’océan de terreur a jeté son sort. La terre est –elle aimable, verte et infiniment docile ?
Dans une quinte expiatoire, la terre, la jungle, c’est une désolation habitée selon Marlow. Marlow-Marlowe ? Marlow, docteur Faustus de Conrad ? Marlow(e) le ténébreux et l’intempérant ?
Imprudent, impudent, il se lance aux trousses de Kurtz, Kurtz et ses délires d’ivoire, Kurtz au cœur et au verbe tendus dans sa propre hallucination de puissance, enivré de paroles où suintent délire et quiète détermination. Car il a une Idée, celle de sa propre déchéance: déesse révérée et crainte par ces ombres de bronze armées de lances et de flèches, s’entre-dévorant par cruauté ou désœuvrement.
Vaincu par la blancheur de l’ivoire, Marlow le retrouve, rétréci, recroquevillé sur une civière de fortune, tendue vers le ciel par des séides qui n’y croient pas.
Dans la touffeur de la jungle, se joue une tragi-comédie administrative : sus à Kurtz, non parce qu’il a assassiné dans une fiévreuse folie tous ceux qui l’écartaient de son précieux butin, mais parce qu’il n’a pas payé son dû à la colonie. Le Diable gît dans les détails.
Maudit, excessif, Kurtz est vaincu par sa propre aventure, car c’est un artiste. Croyant réaliser l’œuvre parfaite, il ne trouve que le cœur des ténèbres, Achille terrassé par sa fureur.
Pour Marlow ne reste plus que le mensonge, cette bande de nuages noirs qui ceignent l’esprit des hommes et leur font croire aux confins de l’infini.
La quête est-elle une œuvre d’art ? Il n’est de si beau jour qui n’amène sa nuit.
Horreur, horreur…