Voilà, ils sont désormais deux à rentrer dans le Carneto. V, le rouge, alias il vinch', et désormais le Maréchal et sa Chronique Doum Doum. Le principe du Carnetto est simple: être un lecteur acharné et régulièrement donner en version courte ses impressions et surtout fragments de lecture. Vous voulez rejoindre le Carnetto, contactez nous didier@dezopilant.fr.
Un petit homme terrible
Il est courtaud, rosâtre, velu, débordant d’énergie, gonflé à la mélinite, des shrapnells à la place des yeux. C’est un héros, mais l’on n’en veut plus. Dame, les corps francs, quelle horreur ! Et puis la guerre est finie. On ne veut plus parler des tripatouillages nocturnes, des égorgements avisés, des orgasmes assassins. Ce sang, ces viscères étalés, non plus jamais, c’est décrété. La guerre est finie à l’Ouest. Eh bien, il reste quelques agités à l’Est…Nettoyage des nettoyeurs. Allez ouste, aux poubelles de L’histoire !
C’est un roman cru, incorrect, mais terriblement émouvant. Non pas cette émotion indignée d’un Genevoix, dont les sanglots pudiques nimbent d’une aura désespérée cette longue scansion des compagnons et amis disparus dans Ceux de Quatorze. Non. Vercel nous distille une émotion acérée, comme les montagnes aux sommets cruels qui déchirent le ciel poisseux des Balkans. Conan et les autres ont cheminé parmi leurs ravines, immenses tranchées sans fin. Cheminons avec le Capitaine.
On songerait à L’Ermitage de Friedrich : mélèzes décharnés et demoiselles coiffées, tous penchant dans de curieuses politesses alors que se dilue au loin une clarté sinistre.
La guerre était finie et pourtant ils devaient gravir les montagnes. Curieux début. La guerre est finie et pourtant l’on couche toujours dans des cagnas, et l’eau vous coule toujours dessus, comme un cauchemar.
Mais les montagnes sont franchies : à nous deux Bucarest !
Conan s’y ennuie, tandis que les autres se consument dans le petit enfer administratif.
Grands roseaux aux yeux noirs, les filles roumaines sont farouches, mais au détour d’une venelle elles deviennent accortes, empressées, ardentes. Et pourtant, la poisse des tranchées colle toujours :
« Lorsqu’elles emmenaient un client, elles le conduisaient dans des chambres meublées de divans, capitonnées de tapis éclatants. Mais, lorsque, le travail mécanique achevé, elles rentraient chez elles, c’était dans ces chambres-cavernes, qu’on eût dit creusées dans des falaises de craie, parce qu’elles étaient glacées et nues comme nos sapes de Champagne. »
Dans cette petite mort lente programmée par l’Etat-Major, Conan n’y est plus. Il fait les quatre cents coups, chevauchant, culbutant à tout hasard un jaloux ou un propriétaire peu prompt à céder son logis. Toujours à l’affût, comme sous ces nuits d’orient sans lune, mais avec des étoiles. Comme cette nuit où ses hommes devinrent des salauds, non qu’ils eussent raté leur coup, mais parce qu’il n’y avait pas eu un seul survivant.
« Salauds ! Ils ont tout bousillé, tout […] Deux, je ne leur en demandais que deux ! »
Discours parabellum et zèle des brutes.
Le zèle de l’armée qui compte et traque les lâches : pas de prescription pour ceux-là. Elle tombe à bras raccourcis sur l’un de ceux-là, un certain Erlane, faible de constitution, couvé par sa mère qui a ourdi mille plans pour le faire réformer, ou l’éloigner de l’Ogresse. Il se retrouve aux Balkans et déserte au hasard d’une mission. Puis les Bulgares le couvent dans leurs geôles sinistres. Il aurait parlé.
De retour, Il jure et pleure, il est fragile de constitution. Jamais, non jamais…
Las, de Scève, son ancien supérieur, achève le mollusque : c’est un traitre ! Des hommes sont morts à cause de lui. Le procureur a dit.
Norbert, ami de Conan est chargé de le défendre. Défendre un froussard, quelle aubaine ! La messe est dite…pourtant est-il vraiment un froussard ? S’il l’est, ce n’est pas un traitre. Chose extraordinaire il s’enquiert auprès de Conan, expert es pétoche.
Il s’y entend. Il reconnaît les types qui ont la pétasse, la vraie, il sait qu’ils ne sont plus responsables. Même les « piqures fortifiantes de baïonnettes dans le gras de fesses »n’y peuvent rien. Autant les renvoyer à leurs nourrices…
Mais Norbert objecte qu’il s’agit là d’un traitre.
Conan l’ausculte, le malmène, lui fout la frousse et le fait palpiter au rythme du parabellum-stéthoscope. L’autre convulse, hideux, rictus qui taillade son visage. Conan conclue qu’il a la vraie frousse et que cela peut arranger se affaires. Qui ne s’arrangent pas. Il est condamné au peloton malgré une scrupuleuse enquête de Conan qui est retourné sur les lieux, au Boyau des Rats. C’est un prétexte pour Conan d’y retrouver sa maitresse : la guerre. Il y retrouve ses instincts de silence dans cet univers à jamais fixé par la mort. Conan y hume encore la poudre, Conan y contemple encore les explosions argentées des grenades incendiaires, Conan y entend encore le grondement familier du Zeppelin en partance pour sa sinistre besogne. S’enfoncer dans les sapes granitiques pour y retrouver le passé. Ça s’appelle la nostalgie, pêché par les temps qui courent…
Encore, une dernière fois, je vous jure…
Encore une fois, ce plaisir des nuits de coups de main, à plat ventre.
Tu étais là, couché, le sifflet entre les dents. Tu savais que tu les possédais d’avance…tu jouissais tiens !...Et pis tu te décidais ! Ton coup de sifflet, ça dressait d’un coup cinquante types qui tombaient dans la tranchée comme le tonnerre de Dieu !...Tu ne peux pas te figurer les têtes que t’y voyais, dans la tranchée, des gueules de types qui ne croient pas au diable et qui le voient !
Puis le soufflé retombe : Conan n’est que mercier dans le civil. Les dimanches de foire il y avait même du monde.
Derniers excès, Conan culbute un récalcitrant, et fulmine. La guerre ne peut pas finir, pas comme cela. Et puis la guerre n’a pas été gagnée au canon, non, mais par le couteau. Les galonnés qui veulent le mettre au placard n’ont rien compris. La guerre a été gagnée par quelques types qui ont logé la peur dans le crâne de dix mille autres.
Cachez-moi ce sang que je ne saurais voir. La pusillanimité mènera à la haine.
« Cachez ça ! Ce n’est pas une arme française, la belle épée nickelée de nos pères !...Et puis cachez vos mains avec, vos sales mains qui ont barboté dans le sang, alors que nous on avait des gants pour pointer nos télémètres !...Et pendant que vous y êtes, cachez-vous aussi, avec vos gueules et vos souvenirs d’assassins ! »
Une dernière fois. Conan et ses séides, les réprouvés, une dernière fois des crânes qui éclatent, des grenades qui dispersent. Le petit froussard meurt en héros, l’administration a été vaincue. Car à l’est se lève une aube rouge, tandis que les bruns affutent déjà leurs couteaux. La guerre est assoupie, un œil toujours ouvert.
Epilogue
Ce n’est plus qu’un petit bonhomme flétri, hydropique ; il n’y a plus de héros. Alors mieux vaut crever d’une cirrhose, juste une lente décomposition de la volonté et des chairs. Les salauds !
A ceux qui croient à la guerre ; à ceux qui n’y croient plus.